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  • Photo du rédacteurP. BOUTET LVL

Salonique, où Salomon Yeni a vécu de la fin de l’empire ottoman à 1933

Dernière mise à jour : 29 mars 2022





Le port de Salonique a été fondé par Cassandre en -315, quand il a gagné la guerre de succession contre les autres généraux d’Alexandre le Grand. Pour peupler cette nouvelle capitale de la Macédoine, il a invité toutes les communautés des alentours à s’y installer. Comme Cassandre avait promis aux gens qui habiteraient sur place, l’exemption des impôts, tout le monde courait peupler Salonique. Parmi eux, des Gréco- juifs (appelés aujourd’hui romaniotes). Jusqu'à l’arrivée de judéo-espagnols au 15ème siècle il y avait donc juste des Gréco-juifs (Romaniotes) à Salonique : une communauté d’environ 500 familles.


Que s’est-il passé à partir de 1492 ?



Dans le cadre de la Reconquista, Ferdinand II d'Aragon et Isabelle Ire de Castille expulsent d’Espagne tous les juifs qui refusent de se convertir au catholicisme. Près de 20 000 d’entre eux sont arrivés dans l’empire ottoman et plus particulièrement à Salonique et ont progressivement absorbé les Romaniotes. Les judéo-espagnols (sépharades) ont choisi Salonique en tant que grande ville de l’Empire Ottoman parce qu’il y régnait une certaine tolérance à l’égard des non-musulmans, à condition de payer le dhimmi (impôt réservé aux non musulmans ( près de 3,5 fois supérieurs aux impôts payés par les musulmans, mais qui leur garantissait la liberté de culte, de langue, de culture, de travail et une certaine autonomie administrative). La ville a connu au déclin au tournant du XIX° siècle en raison de rivalités économiques entre chrétiens, grecs orthodoxes et arméniens, d’épidémies (peste, choléra) et des pogroms. Dans la deuxième moitié du XIX° siècle, l’arrivée des Frankos, Juifs émigrés de pays chrétiens, favorise la renaissance de Salonique qui connaît un essor industriel - briqueteries, entreprises textiles, minoteries, etc – et est touchée par la Haskala, mouvement Juif inspiré par les penseurs des Lumières. Des écoles de l’Alliance israélite universelle (AIU) contribuent à introduire la culture française et à former les élèves aux métiers requis par les industries. Elles ont été fondées par Adolphe Crémieux. Des Juifs saloniciens militent au sein du mouvement Jeune turc, dans des organisations afin d’améliorer leurs conditions de travail. Jusqu’en 1922, plus de la moitié de la population salonicienne était juive (voir schéma ci-dessous : 1890 ) . Les Juifs de la fin de l’empire ottoman sont « courtisés » par toutes les autres communautés qui recherchent des soutiens politiques et économiques pour leurs revendications nationales dans les Balkans.



Grecs orthodoxes (blanc), musulmans (gris clair), autres (trait noir fin), juifs (gris foncé), orthodoxes bulgares (trait noir épais)


Dans une ville de 150.000 habitants juste avant les Guerres balkaniques, 75.000 saloniciens étaient juifs, 30.000 orthodoxes, 40.000 musulmans . Dans la pyramide sociale de 1912, les juifs de Salonique représentent 25 % de la classe supérieure moyenne et 75 % de la communauté est issue de la classe ouvrière (avec un réseau très serré de syndicats puissants). La ville compte 32 synagogues. Les juifs parlent désormais judéo-espagnol et français en deuxième langue .



Plan de Thessalonique en 1882-1883 : répartition socio-spatiale

Bleu clair : musulmans

Bleu foncé : chrétiens

Rose : juifs

Jaune : les marchés, le long du littoral










Centre industrialo-portuaire de Thessalonique, dans le quartier juif en 1873 .

A l’arrière-plan, la Tour Blanche

(fortification du XII°s)



Minoteries Allatini vers 1900





Cimetière juif de Thessalonique vers 1910, l’un des plus grands au monde (plus de 300 000 tombes) dont certaines étaient antérieures à 1492, a été entièrement rasé, pour y édifier l’université Aristote à partir de 1925.



Extérieur de la synagogue «Italya Hadas», édifiée en 1582.


Pourquoi le français est-il une langue aussi répandue au début du XX° siècle à Salonique ?





Orphelinat juif de la famille Allatini, Salonique, mars 1936. Source: GreeceIs


L’Alliance israëlite universelle avait été fondée par le politicien français Adolphe Crémieux, par anticipation de l’écroulement de l’Empire Ottoman ( il avait également rédigé le décret Crémieux qui attribuait d'office en 1870 la citoyenneté française aux « Israélites indigènes » d'Algérie). On considère également que les juifs de France avaient honte du niveau de vie des juifs du Proche-Orient (pauvreté, manque d’éducation, ignorance, préjugés, etc.) L’Alliance Israélite Universelle finançait les écoles saloniciennes en partie ( 50% ) et le complément était financé par la communauté locale. Il s’agissait que les juifs reçoivent une éducation moderne mais aussi religieuse, apprennent la langue du pays (dans le cas de Salonique ceci était un problème puisque la ville était majoritairement juive et la langue était le judéo-espagnol depuis plus de 400 ans), et des métiers pour ne pas être persécutés par les antisémites et pour être intégrés dans la société plus large.


Qu’est-ce qui a changé à Thessalonique au début des années 1910 ?

Salonique et la Macédoine sont toujours dans l’Empire Ottoman et peuplées de Grecs, de Bulgares, de Serbes, d'Albanais, de Turcs, de Juifs et de Valaques. Le contexte d’affaiblissement de l’empire transforme la région et voit se multiplier des aspirations d'émancipation des peuples balkaniques vers des nationalismes antagonistes. La première guerre balkanique qui dura d'octobre 1912 à mai 1913 opposa la Ligue balkanique (la Serbie, la Bulgarie, la Grèce et le Monténégro) à l'Empire ottoman. Les armées des États des Balkans en supériorité numérique furent rapidement victorieuses. À la fin de cette guerre, les membres de la Ligue balkanique se partagèrent la quasi-totalité des anciens territoires européens de l'Empire ottoman, Une tentative française de maintenir la paix échoue. Fin octobre 1912, l'Empire ottoman, attaqué sur plusieurs fronts, recule. Salonique tombe aux mains des Grecs le 8 novembre 1912 et les ottomans doivent abandonner 90 % de leurs territoires balkaniques. Salonique devient donc grecque, dans un Etat né près de 90 ans auparavant. .


Qu’a signifié pour les juifs de Thessalonique le passage de l’Empire Ottoman à l’État grec à partir de 1912 ?

Les juifs de Salonique représentaient la communauté la plus ancienne et la plus « courtisée » de la ville. Or, à partir de 1912, ils ont compris qu’ils ne vivaient plus dans une communauté pluraliste , mais qu’ils étaient désormais rattachés à un (jeune) État national. Rapidement, ils sont devenus des citoyens de deuxième qualité : les écoles de l’Alliance juive française ont dû fermer. Comme souvent ailleurs, c’est la langue qui définit la nationalité. Ainsi, les jeunes juifs ont dû apprendre le grec dans les écoles communale ( où le grec était évidemment la langue d’enseignement) et l’orthodoxie, religion officielle, dans ce nouvel Etat non laïc. Lentement, les juifs sont devenus grecs. La langue française est devenue minoritaire. Toutefois, beaucoup de juifs de Thessalonique parlent le français et c’est à Paris, comme Salomon Yeni, qu’ils choisissent souvent d’émigrer quand la vie en Grèce devient trop compliquée.



Gravures de femme et homme juifs en Salonique, 1917. Source: Wikicommons


Quel est le sort réservé des Juifs de 1912 à 1939 dans Salonique devenue grecque ?




A gauche: Le rabbin de Salonique en 1918. A droite: Marchant israélite de Salonique av.1918. Source: Wikicommons


Alors que la guerre fait rage en Europe, à partir du 18 août 1917, un immense incendie (dont l’origine demeure inconnue) dévaste la quasi totalité de la ville de Thessalonique. Selon la légende locale, l’incendie s’est déclaré durant un après-midi de Shabbat, lorsque le charbon utilisé par un réfugié de guerre qui faisait cuire des aubergines s’est renversé sur le sol. Un vent féroce a alors attisé les flammes, provoquant un embrasement qui a laissé les deux-tiers de la ville en cendres et a réduit à néant les logements de 70 000 habitants, dont 52 000 étaient juifs. Trente-deux synagogues, 10 bibliothèques rabbiniques, huit écoles juives, les archives communales et de nombreuses entreprises et organisations caritatives juives, ainsi que des clubs communautaires, ont été détruits.




Etude pour l' "Incendie 1917 - Salonique" (2016) de Harry I. Naar. (Crédit : Naar via JTA)



Le grand incendie de l’hôtel Splendid à Thessalonique. Photo du 4 septembre 2017 (Wikipedia)


Après l’incendie, les Juifs de Thessalonique ont reconstruit leurs institutions– à un tel point que les nazis ont fait face à une présence communautaire juive solide quand ils ont occupé la ville en 1941. Pourtant, le gouvernement grec de 1917 a exproprié les terrains brûlés et a empêché les résidents juifs de reconstruire sur leurs terres. A la place, le premier ministre, Eleftherios Venizelos, a choisi de faire réaliser par des urbanistes français et britanniques un plan urbain moderne et européen pour transformer le centre-ville en espace grec réservé aux classes moyennes et favorisées. La communauté juive s’est donc tournée vers les faubourgs, et y a établi de nouveaux quartiers dans des baraquements militaires alliés pour accueillir les victimes juives de l’incendie, majoritairement défavorisées, principalement dans le quartier appelé Campbell (sur le littoral, au sud-est de la ville)



Baraquement du camp 151, quartier construit en urgence après le grand incendie de 1917, comme le camp Campbell qui subira le pogrom de 1931



D’autres ont opté pour l’émigration. Un dirigeant juif de Salonique a expliqué que ce n’était pas tant l’incendie lui-même, aussi dévastateur qu’il ait pu être, mais plutôt l’impact « profondément démoralisant » du plan de ville « nouvelle et moderne » qui avait poussé de nombreux Juifs à partir. Un auteur satyrique ladinophone devait plaisanter : « Est-ce que le ‘modernisme’ ne signifie pas… antisémitisme ? »



juifs de Thessalonique, 1917 (Photo: Wikimedia commons)


A l'incendie, vient s’ajouter un élément spécifique à la fin de l’empire ottoman : Six mois avant le traité de Lausanne (1923, précisant les frontières de la nouvelle Turquie) , il y a eu " contrat d’échanges des populations" entre la Grèce et la Turquie. C’est une accélération (exigée par la Turquie) des transferts de populations, déjà commencés avec les génocides arménien et grec pontique, visant à rendre irréversible ce qui est appelé « nettoyage ethnique » par les historiens grecs et « stabilisation de l'homogénéité ethno-religieuse » par les historiens turcs.

Ainsi, 0.78 million de musulmans sont chassés de la Grèce vers la Turquie, tandis qu’ 1.2 millions de grecs orthodoxes sont chassés de Turquie et arrivent en tant que réfugiés en Grèce, dans un pays qui compte à peine plus de 5 millions d’habitants. C’est ce que l’histoire grecque retient sous le nom de « Grande Catastrophe ». La cité de Thessalonique a accueilli plus de 100 000 réfugiés, avec des conséquences importantes : l’explosion urbaine, la paupérisation de populations déracinées qui devenaient ainsi plus facilement la proie des idéologies d’extrême- droite, dont l’organisation des “Trois Epsilon” était la plus importante. A cela, s’ajoute une instabilité politique grandissante partout en Grèce, qui mène au pouvoir en 1936, Ioánnis Metaxás et ouvre une période de dictature baptisée « régime du 4 Août » (de 1936 à 1941).



les changements démographiques dans les années 20 à Thessalonique. Source : Wikicommons



C’est dans ce contexte de grande fragilité économique, politique et sociale que le quartier salonicien de Campbell subit un nouvel incendie, résultat d’un pogrom, le 29 juin 1931. Ce quartier de baraquements avait été édifié pour 200 familles juives expropriées à la suite des travaux de reconstruction de la ville après l’incendie de 1917.


L’antisémitisme est véhiculé notamment par le journal Makedonia et par le mouvement nationaliste Ethniki Enosis Ellas (EEE), Union nationale de Grèce, proches du parti libéral dirigeant la Grèce. Vers dix heures du soir, 2000 personnes environ, venant apparemment de faubourgs habités par des Grecs réfugiés d’Asie Mineure décidèrent d’incendier le quartier Campbell, ce qu’elles parvinrent à faire en dépit de la présence de l’armée qui était chargée de surveiller la zone. Il y eut de nombreux blessés et un mort : un boulanger chrétien qui avait voulu prendre la défense de ses concitoyens juifs.

Les suspects de l’incendie furent jugés l’année suivante (en 1932) à Veria, et parmi lesquels figurait un journaliste salonicien de Makedonia, des chefs de groupuscules fascisants, mais aussi quelques-uns des meneurs des incendiaires, des Grecs originaires d’Asie Mineure. Tous furent tous acquittés.






Familles juives sans abri à la suite du pogrom Campbell (Salonique, 1931). Source: Wikicommons.



De nombreux Juifs saloniciens s’exilèrnt alors en France (dont la grand-mère maternelle de Nicolas Sarkozy), en Espagne, aux Etats-Unis, et en Palestine mandataire. C’est à ce moment-là que Salomon Yeni quitte sa famille et Thessalonique : il arrive par bateau à Marseille en 1933, puis s’installe à Paris jusqu’en 1940.

En 1936, la population de Thessalonique compte encore près de 40% de juifs ( soit 70% de toute la communauté de Grèce). Sur les 55 000 juifs de Thessalonique en 1939, plus de 49 000 ont été déportés pendant la Shoah, surtout en 1943 et 1944. 2000 d’entre eux ont survécu. La plupart ne sont pas revenus s’installer à Thessalonique. Le passé juif de la "Jérusalem des Balkans" a été presque totalement oublié jusqu’en 2014.



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